S’il est une valeur inhérente à la culture libre, c’est bien la notion de libre circulation de l’information. En effet, les acteurs libristes défendent un accès débridé à la culture, au savoir et aux décisions politiques.
Cette question représente une condition nécessaire à une créativité technique et une autonomie réelle. Sans une propagation libérée des connaissances, indispensable à la compréhension du monde concret et abstrait, l’homme se retrouve dépossédé de son environnement matériel et intellectuel et se retrouve dans une situation d’assistanat technique et théorique dommageable à son épanouissement. Dès lors, le savoir devient matière à un enseignement monnayable plutôt qu’à un terreau de base accessible à tout un chacun. La connaissance devient alors « un bien, et comme tout bien mis sur le marché, il est soumis à la rareté. »→1→ 1 : Ivan Illich, La convivialité, Points, 2003 (initialement publié en 1973), p.90
→ 2 : László Moholy-Nagy, Peinture photographie film, Éditions Jacqueline Chambon, 1993, p.251
Le partage du savoir comme rôle du design graphique
Si « le grand problème qui se pose au design est qu’il doit servir la vie »→2, alors il relève de l’évidence que le design graphique doit contribuer au partage de l’information. Comme il a été abordé précédemment dans la partie rendre visible du chapitre sur les spécificités du design graphique, ce rôle social a été compris, théorisé et appliqué par certains de nos prédécesseurs et de nos contemporains qui ont vu dans le design graphique un outils pouvant participer à déchiffrer le monde du fait que ses praticiens sont aussi des techniciens qui détiennent des instruments pouvant participer à la libération du savoir.
En effet, l’information demande à être organisée. Les données pures sont indigestes et n’ont par conséquent aucune valeur intellectuelle. Ce n’est que par la transformation de « l’information en connaissance »→3 → 3 : Anthony Masure, Graphisme en numérique : entre certitudes et incertitudes, Graphisme en France 2014, http://www.graphismeenfrance.fr/sites/default/files/graphisme_en_france_ndeg20_-_2014.pdf (consulté le 22/05/14) qu’elles deviennent bénéfiques à la société.
En partant de ce principe, il semble être un prolongement logique du design graphique que d’œuvrer pour la libre diffusion des connaissance. À quoi bon rendre lisible le monde si ce n’est pour que le monde y ait accès. En tant que designer graphique, participer à la privatisation et donc à la marchandisation de l’information relève donc du non-sens, cela revient à nier le problème du design : « servir la vie ».
Une pratique graphique engagée
Nous avons vu précédemment→4 → 4 : Dans la partie Le design graphique, particularités que ce qui constitue — d’après moi — l’essence du design graphique peut être résumé par la triangulation rendre visible, rendre possible et rendre lisible. Chacun de ces paradigmes comporte des responsabilités non négligeables dont il est nécessaire que le designer graphique prenne conscience. De cette prise de conscience se dégagera une éthique de sa pratique.
En ce qui concerner la circulation de l’information, l’éthique qui en découle invoque ces trois points. Elle en appelle à se poser la question de ce que l’on doit rendre visible, de la manière de le rendre possible et de pourquoi le rendre lisible. Ce dernier aspect a été abordé dans le paragraphe précédent, rendre possible implique d’orienter ses recherches sur les structure et les moyens de mise en place de la libération du savoir. Quant au rendre visible, c’est s’interroger sur les projets dans lesquels il est nécessaire de s’impliquer. Cela se joue principalement sur le choix du commanditaire, mais demande aussi d’envisager l’auto-commission et de rechercher la collaboration.
Cette recherche d’éthique s’inscrit dans la continuité du design graphique engagé qui a pu être revendiqué au cours de son histoire. Il semble donc important de revenir brièvement sur cet héritage et d’en définir les nouveaux paradigmes.→5 → 5 : Pour une analyse plus approfondis de la question, voir Vivien Philizot, Design graphique et métamorphose du spectacle, Graphisme en France 2014, http://www.graphismeenfrance.fr/sites/default/files/graphisme_en_france_ndeg20_-_2014.pdf ou encore Jean-Baptiste Reynal, Le graphisme engagé est-il encore d’actualité, mémoire (ESAD), 2008, http://graphism.fr/jbraynal_memoire_textes.pdf (consultés le 22/05/14) Pour ce faire, prenons deux exemples notables de l’histoire du design graphique engagé : le manifeste First Things First de 1964 et le graphisme dit d’utilité publique qui officia dans les années quatre-vingt.
First things first est un manifeste écrit par Ken Garland initialement publié dans le Guardian en 1964 et co-signé par vingt-quatre designers. Il représente le début d’un questionnement à l’égard de cette profession au service d’une économie libérale par le biais de la publicité. L’auteur considère que le designer graphique « épuise son temps et son énergie à créer une demande pour des choses qui sont au mieux superflues. » en appliquant « leurs compétences et leur imagination à vendre des biscuits pour chiens, du café, des diamants, des détergents, du gel pour cheveux, des cigarettes, des cartes de crédits, des chaussures de tennis, des produits contre la cellulite, de la bière light et des camping-cars résistants » et en appelle à « un renversement des priorités en faveur de formes de communication plus utiles, plus durables et plus démocratiques ». La volonté des signataires de ce manifeste est de constituer une éthique de leur profession, de se soustraire à une logique économique contre-productive.→6 → 6 : La traduction française complète est disponible à l’adresse http://www.erba-valence.fr/dddaaa/1440/manifeste.html (consultés le 22/05/14) Ce texte a fait l’objet d’une réactualisation en 1999, mettant l’accent sur les évolutions du domaine et l’urgence d’une prise de conscience. Le designer graphique londonien Cole Peters, en 2014, a décidé de remettre à jour ce manifeste en tenant compte des enjeux numériques tels que le traitement des informations personnelles des usagers ou la propriété des données.→7 → 7 : Voir http://firstthingsfirst2014.org/ (consultés le 22/05/14)
Le First things first manifesto de 1964
Quant au graphisme d’utilité publique, cette notion a été initiée par le collectif Grapus fondé en 1969 par Pierre Bernard, François Miehe et Gérard Paris-Clavel. Dès le départ, ils revendiquèrent un graphisme qui vise « à réaliser des images sociales, culturelles et politiques ». Ils expliquent leurs intentions dans un texte rédigé collectivement avec d’autres designers graphiques indépendants en 1987 intitulé La création graphique en France se porte bien, pourvu qu’elle existe. Critiquant une domination du marketing et de la publicité en particulier sur la culture en dépit de la considération de problèmes sociaux, ils sont décidés à « créer des images de qualité pour tous, et décidés de les produire pour plus d’humanité et de justice, plus de solidarité. », et sont convaincus que « l’on ne peut rédiger et énoncer les messages d’intérêt public comme un argumentaire de vente
de produit de consommation. On ne peut s’adresser à une assemblée de citoyens, qu’il faut convaincre comme s’il s’agissait d’un quelconque groupe de consommateurs qu’on projette de gaver. » Ils cherchent ainsi à revenir aux origines de la signification du mot communication, aux antipodes de la conception qu’en font les agences de communication, c’est-à-dire un moyen d’informer la vie sociale, de défendre, diffuser et enrichir la culture et favoriser la transmission des connaissances. Par ailleurs, Grapus est marqué par une esthétique du « fait main » associé à des images fortes dans le but de produire un graphisme humain et chaleureux. Pour finir, il est important de noter que le collectif ne manquait pas d’afficher leurs convictions politiques en collaborant avec le Parti Communiste Français. →8 → 8 : Pour en savoir plus au sujet de Grapus, voir Léo Favier, Comment, tu ne connais pas Grapus ?, Spector books, 2011
La première page du texte La création graphique en France se porte bien, pourvu qu’elle existe, 1987 et une affiche de Grapus pour le PCF, 1980
Ces deux exemples représentent des formes d’engagements liées à des époques spécifiques — l’essor de la publicité pour le premier, la marchandisation de la culture pour le second — qui, quoique malheureusement toujours d’actualité, demandent à être renouvelées. En effet, il est nécessaire de prendre en compte les nouveaux paradigmes sociaux, culturels et techniques. L’engagement d’aujourd’hui doit aussi se situer dans le monde numérique. Mais de la même manières que les structures numériques sont des extensions du monde matériel et non des dématérialisations de celui-ci, l’engagement numérique représente une extension de l’action physique. Il ne s’agit donc pas de rejeter des initiatives nécessaires et saluables comme celle de l’atelier Formes Vives, qui se situe dans la droite lignée de Grapus, mais force est de constater qu’il réside un manque dans les moyens mis en œuvre. « Si l’idée est de faire comme tout le monde, dans les années 70, la sérigraphie est effectivement plus abordable et plus artisanale que l’offset. Mais aujourd’hui, pour le commun des mortels, il est beaucoup plus facile de faire une affiche sur un ordinateur, même peu puissant, et de la sortir avec une imprimante, que de se faire un atelier de sérigraphie. »→9 → 9 : Xavier Klein, LIBÉRONS L’INFORMATIQUE, mémoire (ENSAAMA), 2013, http://xavorklein.free.fr/liberonsinformatique_xk.pdf (consulté le 22/05/14) Négliger ainsi le potentiel qu’offrent le web et l’outil informatique se rapproche de l’auto-sabotage et représente dans tout les cas une omission de la nécessiter de participer à rendre lisible l’augmentation du flux de l’information que représente le monde numérique, tout aussi nécessaire à la réflexion citoyenne qu’une affiche dans la rue.
Finalement, le prolongement de la sérigraphie dans l’action culturelle s’incarne peut-être dans la pratique de la programmation. Le code étant un outil de mise en forme et de propagation de l’information, au même titre que la sérigraphie et l’affiche, il est nécessaire de procéder à une expansion de ses outils et d’œuvrer à leur démocratisation afin de répondre à de nouvelles formes d’engagement.
En ce qui concerne l’importance de rendre lisible ce nouveau flux d’information que représente les réseaux numériques, le studio de design graphique néerlandais Metahaven, défenseur de la transparence de l’information, l’a bien compris. Suite à une loi proposant de mettre en ligne l’ensemble des informations publiques de l’état, le studio a décidé de proposer ses services pour « gérer cette surcharge d’informations et la rendre accessible à tous ».→10 → 10 : Metahaven, La visualisation de données devient son propre spectacle, entretien avec Marie Lechner, Libération, 2013, http://next.liberation.fr/design/2013/05/29/la-visualisation-de-donnees-devient-son-propre-spectacle_906707 (consulté le 23/05/14). C’est ainsi que Metahaven a élaboré le site https://nulpunt.nu, facilitant la consultation des documents et permettant annotations et partage. De la même manière, ils ont offert leurs services à Julian Assange, le porte-parole de Wikileaks (lanceur d’alerte mettant à disposition de tous des documents sensibles), dans le but d’améliorer la visibilité du service. Ils ont ainsi conçut une identité visuelle et une série de posters.
Capture d’écran du site https://nulpunt.nu élaboré par Metahaven ainsi qu’une proposition de logo et de poster pour Wikileaks
Un modèle communautaire
Cette engagement passe aussi par une reconsidération de la place et du rôle de son travail au sein même de la profession. Un design graphique libre cultive la transparence, le partage de ses sources et leur documentation→11 → 11 : À ce sujet, voir les recherches d’Antoine Gelgon, Documenter ses productions (titre provisoire), mémoire (ERBA-Valence), http://antoine-gelgon.fr/archi-trace/ (actuellement en cours de rédaction). Il entretiendra ainsi une position tant éducatrice que fonctionnaliste. À l’instar du logiciel libre, le design graphique libre ne peut exister sans la formation d’un réseau communautaire de partage qui constitue les fondations de cette démarche. Ainsi, conformément aux quatre libertés du logiciel libre, partager les sources de son travail et de ses outils offre la possibilité de l’exécuter, l’étudier, le modifier et de le redistribuer dans le but de permettre son appropriation, sa critique et son évolution. Le travail n’est donc plus figé, il acquière un nouveau potentiel de recherche et de transformation au-delà de son objectif premier de répondre à une commande déterminée et sert ainsi à la communauté. En effet, une fois le projet achevé, il n’est finalement de l’intérêt de personne de protéger avidement la confidentialité des sources de celui-ci. Bien entendu, cette posture demande un aller-retour entre ses protagonistes, celui qui partage ses données doit avoir la possibilité par la suite de ré-exploiter celles d’autrui.
D’autre part, cela encourage au développement d’une pratique contributive. La conception de l’auteur comme unique responsable d’un projet est ainsi remise en cause au profit d’une philosophie de l’entraide et du partage des compétences.
Ainsi se pose la question de « quelle forme dois-je donner à ces projets pour que ceux qui viendront après moi puissent les utiliser aux fins de leur propre progression et soient aussi peu gênés que possible dans celle-ci ? »→12 → 12 : Vilém Flusser, Petite philosophie du design, Circé, 2002, p.34 Cette interrogation se pose sur deux stades du projet, dans l’élaboration de celui-ci et dans la documentation de sa forme finie, le designer ne produisant plus que pour lui-même mais aussi dans le but de rendre disponible son travail. Des modèles existant peuvent d’ores et déjà être appropriés par le design graphique. C’est le cas du programme Git, initié par Linus Torvalds et incarné par exemple par la plateforme GitHub→13 → 13 : http://github.com/. Initialement imaginé pour les développeurs, Git permet d’héberger et de mettre à disposition un projet dans le but de faciliter la contribution et le travail collectif puis d’en archiver chaque version. Certains designers graphique se sont déjà appropriés ce réseau, particulièrement dans le domaine de la typographie libre et du design programmé. Le fait que la typographie soit le domaine du design graphique le plus actif dans le libre n’est pas étonnant. En effet, une police de caractère numérique a un statut juridique
de logiciel, pouvant ainsi s’inscrire dans la pratique du logiciel libre. De plus, la typographie relevant plus d’un outil contribuant à la réalisation d’un projet plutôt que d’une fin en soi, la mise à disposition et à contribution semble logique. Mais d’une manière plus générale, la présence de designers graphique sur cette plateforme traduit une nouvelle manière d’appréhender la discipline, basée sur la mutualisation et le partage de son travail. Ainsi, Raphaël Bastide utilise actuellement la plateforme GitHub comme un portfolio, y mettant à disposition l’ensemble de ses projets dont bon nombre de caractères typographiques libres et contributives comme l’Avara, la Terminal Grotesk ou encore la Whois Mono.
Une capture d’écran de la page GitHub de Raphaël Bastide et de l’Avara, un spécimen de la Terminal Grotesk et une capture de l’élaboration de la Whois Mono (captures prises le 23/05/14). L’ensemble de ces projets sont disponibles, téléchargeables et modifiables à partir de sa page GitHub :
https://github.com/raphaelbastide.
D’autres designers participent à ce partage de données mais en ayant conçu leur propre plateforme. C’est le cas du collectif Open Source Publishing et du duo Lafkon. Le site web d’OSP est pensé à la manière d’un espace de dépôt de type Git. Ainsi, il est possible pour le commanditaire ou le visiteur de suivre et de participer à l’élaboration d’un projet, chaque mise à jour faisant l’objet d’une notification sur le change log (Journal des modifications) du projet en question. Les sources des travaux en cours et achevés sont archivés sur le site et téléchargeables. Chaque page de projet est conçu comme une succession de couches superposées, du descriptif du projet à ses sources, en passant pas un change log et une série d’images.
Une capture d’écran de la page d’accueil du site d’Osp, une autre de la page du projet pour le théâtre de La Balsamine, laissant apparaître la structure du répertoire de dépôt (about, log, snapshots et files) et une dernière capture du dossier Iceberg du projet, contenant les fichiers ajoutés au long de l’élaboration (captures prises le 23/05/14)
Enfin, Le studio Lafkon propose sur son site web The forkable repository→14 → 14 : http://www.forkable.eu/, répertoriant et mettant à disposition des scripts élaborés pour leurs projets ainsi que des images du résultat, une collection de dessins vectoriels et des outils divers, le tout sous licence libre copyleft.
Captures d’écran de la racine du Forkable repository et du sous-répertoire Tools (captures prises le 23/05/14)
Ce type d’initiative ouvre la voie vers ce nouveau paradigme que constitue un design graphique contributif, libre et communautaire, s’appropriant les valeurs et les méthodes du logiciel libre et témoignent d’un engagement en faveur de la libre circulation de l’information.